Peut-on encore écrire sur la beauté de la nature ? Peut-on encore s’émerveiller ? Y-a-t-il encore des endroits, des montagnes, des forêts que la main de l’homme n’a pas altéré ? Le “nature writing” à l’américaine a-t-il vécu, alors que les feux dévorent tout, que l’eau emporte des villes, que les océans sont de plastique ? Ou alors faut-il en tant qu’auteur en prendre son parti et trouver d’autres formes de beauté dans notre environnement ? Voilà des questions peuvent soulever la lecture du quatrième roman de Nina Leger, Mémoires sauvées de l’eau.
Mémoire sauvées de l’eau a paru le 22 août 2024 aux éditions Gallimard et a reçu le Prix Historique 2024 qui lui a été remis lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Nina Leger sera à la Maison de la poésie de Paris ce mardi 3 décembre pour une lecture musicale de son roman.
Raconter les lieux
Dans son précédent roman, Antipolis paru en 2022, Nina Leger s’intéressait aux origines d’un monde entre passé et avenir, avec Mémoires sauvées de l’eau, c’est en Californie qu’elle ancre son récit, à Oroville, où est née la ruée vers l’or : “j’aime écrire sur les lieux, et quand j’écris dessus, j’aime choisir des lieux qui, au premier abord, glissent sous les yeux, où rien ne pousse à s’y arrêter. Ils ne sont pas magistraux. Ils ne sont pas spécialement beaux. Ils ne sont pas non plus remarquablement laids. Ils sont comme anodins, médiocres. Et c’est là que j’aime aller frotter l’écriture. Comment raconter ça ?”.
Pour ce nouveau roman, l’autrice dit avoir été “attrapée” par le territoire : “j’ai du mal à dire que je l’ai choisie, car soudain, c’était là. Oroville, comme beaucoup de villes de la ruée vers l’or, est née et morte ; mais le fait qu’il y ait un présent à ça et qu’Oroville vienne dans un présent un peu moyen incarner cette réalité mythique de la ruée vers l’or, ça ne répond pas à nos images de la Californie. C’est à l’intérieur des terres, c’est une ville de 20 000 habitants environ qui vote républicain et qui s’accroche à son histoire, à une version héroïque de l’histoire. Ce qui m’intéressait, c’était de dire ce présent et de redire cette histoire, mais plutôt sous l’angle de ce qu’elle détruit que de ce qu’elle construit”.
La théorie de la “fiction-panier”
Dans son ouvrage, Nina Leger fait de l’autrice de science-fiction Ursula K.Le Guin, un personnage central et rappelle qu’elle a notamment théorisé la “fiction-panier” pour penser autrement les récits : “elle revient à la préhistoire pour essayer de comprendre pourquoi notre imaginaire de cette période est celui d’hommes qui tuent des mammouths, alors que notre subsistance dépendait beaucoup plus de la cueillette que de la chasse. À ça, il y a deux réponses possibles. La première est matérielle : pour tuer, il fallait des silex qui sont des pierres et résistent au temps. Pour cueillir, il fallait des paniers, qui étaient en fibre végétale, et se sont désintégrés. Donc, quand on trouve des traces de la préhistoire, on a que les armes et alors, on écrit à partir de ce qui a subsisté et on oublie tout ce qui a disparu. La seconde hypothèse est la suivante : raconter comment on a tué un mammouth, c’est beaucoup plus passionnant que raconter la cueillette qui est répétitive, collective, mais pas héroïque. Donc comme les paniers, l’histoire disparait”.
Pour l’autrice, il est nécessaire d’inventer de nouveaux récits : “je ne comprends pas cette manière de dire : ‘on ne peut plus rien dire !’ Alors que c’est l’inverse. Il faut inventer de nouveaux récits. On se trouve justement dans un moment où on ne peut plus se contenter de répéter les histoires héroïques. On a compris quels étaient leurs revers, et il ne faut pas pour autant se taire. Il faut trouver à parler dans cette interstice – peut-être inconfortable – (…) mais il faut trouver de nouvelles façons de faire. Pour ceux qui écrivent, ça ouvre des champs – certes compliqués car on s’expose -, mais écrire et publier, c’est toujours un geste de vulnérabilité car ça devient public, mais je pense que cette vulnérabilité en vaut la peine. Ca permet de se dire qu’on écrit avec ce qui est et avec ce qui se passe”.
Extraits sonores :
- Lecture de Mémoires sauvées de l’eau par Nina Leger
- Ursula Le Guin lors d’un colloque à Santa Cruz, “Anthropocène, art de vivre dans une planète endommagée”, en 2014
- Chanson de fin : Coule (2013) d’Alex Beaupain