Jennifer Tamas a découvert Madeleine de Scudéry en passant par Molière et les auteurs du 17ᵉ siècle qui n’ont eu de cesse de se moquer de sa langue réputée frivole ou alambiquée : “quand je la lisais, je n’arrivais pas à me défaire de ce prisme qui m’empêchait de l’appréhender autrement“. Mais à force de se tourner vers les écrits des précieuses, elle a compris que celles-ci “dépliaient les problèmes fondamentaux de l’existence des femmes” et posaient des questions essentielles et philosophiques, comme celles du regard masculin, du mariage, du coup de foudre, du consentement, etc.
L’art de la casuistique amoureuse
Jennifer Tamas montre que Clélie, l’héroïne du roman de Madeleine de de Scudéry, remet en cause le topos du coup de foudre, puisqu’elle “élabore une distinction claire entre plaire et aimer“, et explique que l’amour est une question grave et profonde assez éloignée d’un engouement fondé exclusivement sur des apparences. “Pour Clélie, on peut suivre un élan, mais il faut avoir conscience que celui-ci peut ne recouvrir que du vide. Ce qui est passionnant dans ce texte, c’est que les arguments qu’elle échange avec ses ami.e.s se nuancent les uns les autres, ce qui rend leurs discussions inépuisables.” Et ces convictions s’incarnent dans la Carte de tendre, qui illustre les moyens d’atteindre l’estime, la reconnaissance et l’inclination, et cartographie toute une palette de différentes sortes d’amitiés.
“Madeleine de Scudéry propose quelque chose d’assez subversif, parce qu’à son époque, on prescrit aux femmes le silence, elles ne parlent pas de leurs sentiments. À l’inverse, elle imagine une sociabilité où les femmes ont la parole et affirment ce qu’elles aiment ou n’aiment pas.”
Clélie, une héroïne contre le viol
Selon Jennifer Tamas, on a complètement mis de côté le fait que Clélie s’inscrit dans la continuité du drame de Lucrèce et qu’elle refuse d’être violée : “Clélie est la femme héroïque qui s’enfuit et menace la paix de son pays pour s’éviter le viol“.
C’est d’ailleurs ce qui va irriter Boileau, contemporain de Madeleine de Scudéry et auteur des Satires, qui ne supporte ni ses héros tendres, ni ses héroïnes qui s’inscrivent dans une véritable logique politique et qui refusent le sort qui leur est réservé.
“Céline m’a rendu physiquement malade”
Jennifer Tamas a lu cinq fois Voyage au bout de la nuit de Céline, texte qui a fini par la “rendre physiquement malade“. “Il y a une telle misogynie et un tel mépris de la misère sociale… ça me révolte. Je ne comprends pas cette fascination pour la musique célinienne.”
Extraits sonores :
- Archive de Gabriel Timmory du 30 janvier 1951, “Heure de culture française”, Chaîne nationale
- Lecture par Nicolas Berger et Lucile Commeaux d’un extrait de Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry, 1654, édition de Delphine Denis, Folio classique, Gallimard, pp.66-67
- Extrait des Précieuses ridicules (1659) de Molière, enregistrement du 18 mars 1973 par la Société des Comédiens Français, France Culture + La carte du tendre, chanson de Georges Moustaki, 1970
- Lecture par Lucile Commeaux d’un extrait de Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry, 1654, édition de Delphine Denis, Folio classique, Gallimard, p.268
- Lecture par Nicolas Berger d’un extrait de Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry, 1654, édition de Delphine Denis, Folio classique, Gallimard, pp.287-288
- “Venez, venez haine implacable !” dans Armide de Jean-Baptiste Lully, 1686