Jusqu’où peut mener l’amour inconditionnel de la beauté ? Et sommes-nous prêts, pour elle, et au nom de la force qu’elle nous inspire, à consentir aux crimes les plus monstrueux ? Ce sont quelques-unes des questions que nous posent le cas de Leni Riefenstahl, la cinéaste d’Hitler, qui a filmé les masses nazies de Nuremberg en 1934 comme elle a filmé les Dieux du stade de Berlin en 1936, mais aussi bien plus tard de jeunes guerriers nus du Soudan. Une cinéaste qui dit avoir fait tout cela par amour du beau geste, de la force du verbe et du mouvement de caméra. Où est sa faute se demande-t-elle ?
Dans le documentaire saisissant qui vient de sortir sur nos écrans, Leni Riefenstahl, la lumière est les ombres, le réalisateur Andres Veiel sait, à force d’archives, briser le mur du mensonge. On y voit la lumière intacte du regard de la cinéaste, la force inentamée de sa volonté et de sa sensualité. On y voit aussi, parfois, une ombre qui s’attarde sur son visage.
Allons-y voir, avec Jérôme Bimbenet, historien du cinéma et chercheur associé à l’IHTP, qui a notamment signé Voyage à Berlin (Tallandier, 2023), dans lequel il décrit l’aveuglement de l’actrice française Danièle Darrieux ; mais aussi une biographie de Leni Riefenstahl (Tallandier, 2015), qui avait pour sa part les yeux bien ouverts. Avec lui pour en parler, le critique de cinéma pour la revue Transfuge et romancier Jean-Noël Orengo, à qui l’on doit notamment Vous êtes l’amour malheureux du Führer, dans lequel il s’affronte aux mensonges d’Albert Speer, l’architecte du IIIe Reich. En fin d’émission, nos deux invités sont rejoints par notre sociétaire du jour Eléonore Challine.
“Le Triomphe de la volonté” ou l’éloge brutal de la beauté
Le 19 avril 1934, Leni Riefenstahl est désignée par le Führer à la direction artistique et technique. C’est dans ce cadre qu’elle réalise le film de propagande nazie Le Triomphe de la Volonté sorti en mars 1935, une commande directe et officielle d’Adolf Hitler, qui lui met tous les moyens financiers à sa disposition. Jamais un ou une cinéaste ne bénéficiera par la suite d’une telle autonomie en régime nazi.
Pour filmer le congrès de Nuremberg du NSDAP de 1934 tenu au Reichsparteitagsgelände, Leni Riefenstahl a transformé Nuremberg en « gigantesque plateau de cinéma », nous explique Jérôme Bimbenet. Avec l’architecte Albert Speer, c’est la cinéaste elle-même qui a ordonné une grande partie des décors et de la mise en scène du congrès. Le Triomphe de la Volonté est ainsi une mise en scène d’une mise en scène, au service d’un documentaire, souligne Jean-Noël Orengo :
« Albert Speer a conçu une architecture socle sur laquelle il n’y a pas de toit. C’est véritablement en plein air, c’est granitique. Et puis il y a la chaire des fonctionnaires du parti, la chaire des SA et des SS. Pour Speer, le clou du spectacle arrivait la nuit, puisqu’il avait disposé ces fameux projecteurs antiaériens qui faisaient des colonnes de lumière, ce que la presse internationale avait nommé la “cathédrale de glace” et le “dôme de lumière”. Leni Riefenstahl s’est emparée de ça pour en offrir des images qui sont restées, qui ont marquées. Et puis il y a tout ce montage, ce travail de rythme. »
L’esthétique des ruines à venir
Pour Walter Benjamin, le fascisme conduit à l’esthétisation de la politique et le communisme à la politisation de l’art, au moment où « L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre ». Cette esthétique des ruines est inscrite au cœur de la conception de l’art par le nazisme. Les œuvres propagandaires sont des constructions qui intègrent leurs destructions. C’est Albert Speer lui-même, nous rappelle Jérôme Bimbenet, qui a émis la théorie sur la valeur des ruines, théorie selon laquelle chaque monument du Reich devait être construit en fonction des ruines qu’il serait plus tard. Dans Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Jean-Noël Orengo écrit ainsi : « D’ailleurs, à Nuremberg, dépouillé après chaque congrès de ces masses de chair humaine, de ces colonnes lumineuses et de ces bannières géantes à croix gammée, l’esplanade silencieuse et ses lignes innombrables de gradins et d’escaliers traversées par les vents ont déjà l’air de ruines. »
Pour Jérôme Bimbenet, Leni Riefenstahl participe très largement à cette esthétique des ruines, puisqu’elle met quasiment en scène la future destruction du nazisme : “Ses films respirent le nihilisme, que ce soit “Le Triomphe de la volonté” ou même “Olympia”. Elle va d’ailleurs carrément chercher les ruines dans Olympia, puisque le prologue du film c’est la statuaire grecque. Elle fait le lien entre la statuaire grecque et Olympie, c’est à dire Sparte en réalité, donc la cité guerrière et l’Allemagne nazie. On part ainsi des ruines. Dès le début, elle voulait que ses films soient conservés, mais elle savait très bien que de ce qu’elle filmait risquait de ne pas tenir.”
L’intervention d’Eléonore Challine, sociétaire de l’émission : la réhabilitation de Leni Riefenstahl dans le viseur de l’essayiste américaine Susan Sontag
Chaque semaine, une ou un sociétaire de notre académie de l’invisible nous alerte, en fin d’émission, sur un autre type d’image, en rapport ou non avec celle dans laquelle nous nous sommes promenés en long, pour nous donner des nouvelles de notre manière d’être au monde.
En fin d’émission, Jérôme Bimbenet et Jean-Noël Orengo sont rejoints par Eléonore Challine, qui revient sur l’essai “Fascinating Fascism” de l’intellectuelle américaine Susan Sontag, publié en 1975 dans The New York Review of Books et récemment réédité dans un volume intitulé “On Women” en 2023. Un texte qui porte surtout sur Leni Riefenstahl et ses discours et met en discussion l’ouvrage The Last of the Nuba publié par la photographe et cinéaste allemande en 1973. Extrait :
“Sontag est très agacée et elle va démonter pièce par pièce les éléments du discours pour démontrer les mensonges de Leni Riefenstahl. Ce que veut dévoiler l’essayiste, c’est le troisième volet fasciste de la cinéaste et photographe allemande. Or “Le dernier des Nuba” est un best seller et le livre bénéficie de critiques très positives. Tout le monde dit que c’est une très grande photographe, qu’elle a su capter la beauté des corps, des combats et du mouvement à travers ses photographies. On est donc dans ce contexte des années 1970 où Riefenstahl est finalement en cours de réhabilitation et c’est ça qui pose problème à Susan Sontag. Elle avait déjà écrit dix ans avant un très court paragraphe sur Leni Riefenstahl où elle disait que Le Triomphe de la volonté et Olympia dépassaient la forme de la propagande. Dans “Fascinating Fascism”, elle revient sur cette idée en se demandant en quel sens le travail de Leni Riefenstahl incarne les valeurs nazies, est-ce que ces films des années 1930 et ce livre des années 1970 demeurent intéressants et persuasifs. Elle refuse de séparer la femme de l’artiste et de la situation. Pour elle, il faut analyser un tout et comprendre ce qui est à l’œuvre dans les sociétés occidentales dans les années 1970, pourquoi elle est partout à nouveau et célébrée.” Eléonore Challine
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La Carte Postale de Mathieu Potte-Bonneville : De Leni Riefenstahl au Commandant Cousteau, c’est quoi le problème avec les poissons ?
Au cours de l’émission, nous avons la joie de recevoir une carte postale du philosophe et directeur du département Culture et création du Centre Pompidou, Mathieu Potte-Bonneville. Une carte postale gigogne puisque c’est une lettre qui nous attends au verso, celle du commandant Jacques-Yves Cousteau datée du 1er mai 1941, que le quotidien France-Soir publia en fac-similé le 17 juin 1999, soit le même jour où le commandant fit son entrée à l’Académie française. Ce ne sont pourtant pas de beaux mots que cette lettre nous donne à lire, sinon des commentaires antisémites, ignominies que le commandant a en partage avec Leni Riefenstahl, en plus du goût pour la plongée sous-marine. Extrait :
“Qu’il y ait dans la biographie du réalisateur du “Monde du silence” cette traînée d’eau sale, que réciproquement Leni Riefenstahl, cinéaste officielle du régime hitlérien, ait développé sur ses vieux jours une passion pour la plongée dont porte témoignage son dernier film “Impressions sous-marines présenté quelques jours avant son centième anniversaire, de cette conjonction y a-t-il quoi que ce soit à penser ? Ou faut-il seulement séparer l’homme-grenouille de l’artiste ?
Pour ma part, j’y vois un avertissement : ne pas oublier que, si les fascismes au XXe siècle entretinrent avec l’esthétique moderne une forme de gémellité grimaçante, c’est en s’alimentant à la double matrice de la modernité – sa passion pour une nature intégralement humanisée et son goût des espaces inviolés, sa double propension à la maîtrise et au vertige, son amour contradictoire pour l’ordre géométrique et pour les paysages où l’œil s’égare, ou comme dirait Emmanuel Kant le sentiment du beau et celui du sublime. A l’heure où, de Donald Trump à Patrick Pouyanné, l’extractivisme chante les louanges d’une exploitation intégrale de la nature, appelle à forer les océans et à racler jusqu’au fond des mers, il faut se souvenir tout de même que le goût des territoires intacts fut et redevient parfois lui aussi une passion trouble, par sa quête de silence et de pureté.” Mathieu Potte-Bonneville
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Les références de l’émission
Bibliographie de Jean-Noël Orengo :
- Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Grasset, 2024
- Les Jungles rouges, Grasset, 2019
- L’Opium du ciel, Grasset, 2017
- La Fleur du Capital, Grasset, 2015
- Rose, c’est la vie à Pattaya City, éditions D-Fiction, 2013
Bibliographie de Jérôme Bimbenet :
- Leni Riefenstahl : la cinéaste d’Hitler, Tallandier, 2015, réédition 2024
- Film et histoire : analyse des images à l’usage des historiens, Armand Colin, 2007
- Quand la cinéaste d’Hitler fascinait la France : Leni Riefenstahl, Lavauzelle, 2006
Musiques et archives diffusées pendant l’émission :
- Extraits du film Leni Riefenstahl, la lumière est les ombres, réalisé par Andres Veiel, 2024.
- Gitta Sereny au micro d’Alain Finkielkraut dans l’émission “Répliques” sur France Culture le 14/04/2007.
- Jean Pierre Elkabach dans l’émission “Objectif” sur l’ORTF le 12/02/1971
- “Leni Riefenstahl at the end of the time” de Jack Terricloth et Scott Hollingsworth sur l’album Red-Eyed Soul, 2006.
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